Historique. Oui, c’est vraiment historique ce qui s’est passé ce 17 décembre 2022 avec cette image d’un peuple très civilisé, bien plus civilisé qu’un grand nombre de pays démocratiques.
C’est paradoxal de dire ça d’un peuple qui ne sait pas faire la queue, ne respecte pas le code de la route, ne respecte pas son environnement et blasphème et injurie à longueur de journée.
Les faits, on a un président qui s’est accaparé les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021 et agit, depuis, en véritable despote.
Il a juré de respecter la constitution, mais il s’est assis dessus.
Il a dit lui-même que la loi l’empêchait de dissoudre le parlement, mais il l’a quand-même dissous.
Il nomme tout seul ministres, gouverneurs et délégués.
Il a créé une commission de juristes pour lui écrire une nouvelle constitution, mais il est passé outre leur projet pour publier une constitution (remplie de fautes) qu’il a rédigé tout seul.
Il a imaginé une consultation nationale, mais ses questions étaient orientées.
Il a organisé un référendum aux résultats douteux.
Il a rédigé, tout seul, un code électoral taillé sur mesure pour servir ses desiderata et duquel il a exclu une partie des Tunisiens, juste parce qu’ils sont binationaux.
Il a bâillonné les médias publics et intimidé les médias indépendants.
Il a toujours juré de respecter la justice, mais il s’est toujours immiscé dans son travail allant jusqu’à limoger des dizaines de magistrats désobéissants.
Il a jeté en prison des hommes politiques, juste parce qu’il les croit coupables de corruption.
Il a kidnappé, interdit de voyage et assigné à résidence des dizaines d’autres hommes politiques, juste par caprice.
Il ne cesse de voir des complots partout.
Sous sa gouverne, l’endettement public, le déficit public, l’inflation et le chômage ont explosé et le dinar a chuté.
À l’étranger, il a été, sans conteste, le pire représentant que la Tunisie ait eu à voir.
Et, pour clôturer le tout, les Tunisiens sous sa gouverne, vivent d’une pénurie à une autre, allant des médicaments aux produits alimentaires en passant par les matériaux de construction.
Face à un bilan si désastreux, n’importe quel peuple au monde serait sorti manifester dans les rues pour exiger le départ d’un pareil despote. Il aurait crié haut et fort « dégage », incendié des bâtiments publics et obligé le président à quitter le pouvoir et prendre le premier avion. On l’a vu en 2011 en Tunisie et en 2022 au Sri Lanka.
Il aurait été prêt à recevoir des balles pour sauver le pays d’un tel despotisme. On l’a vu en Tunisie en 2012 (la chevrotine de Laârayedh à Siliana) et en 2022 en Iran.
Conscient que les « dégage » ne suffisent plus, le peuple tunisien a choisi une arme redoutable, très rarement expérimentée, celle-là même utilisée par son despote pour le bâillonner, les urnes.
Les dés étaient pipés dès le départ. Un code électoral taillé sur mesure et discriminatoire (envers les femmes et les binationaux), une instance des élections nommée par le président et qui se déclare indépendante, exclusion des partis et suppression de l’argent public, médias bâillonnés par un décret-loi ad hoc et candidats majoritairement inconnus et ignares de la chose politique. Les législatives 2022 étaient une parodie d’élections et cela n’a pas échappé aux Tunisiens.
Pour contrer le cirque électoral, il n’y avait qu’un seul et unique moyen, l’abstention.
Sur plus de neuf millions d’électeurs inscrits, plus de huit millions ont déserté les urnes ce 17 décembre 2022. Quelle claque ! Quel message ! Ah combien nous avons été civilisés ! Bravo chers compatriotes ! Merci et encore bravo !
Maintenant que le despote a reçu sa claque et que nous lui avons ôté la possibilité de parler au nom du peuple, comme il ne cesse de le faire depuis le 25 juillet 2021, quelle est la suite ?
Les partis politiques, de gauche à droite, demandent le départ immédiat de Kaïs Saïed et l’organisation de législatives et d’une présidentielle anticipée.
À chaud, ce genre de demandes est légitime. Mais si on réfléchit un chouia, cette proposition n’est pas si sensée que cela.
On organise les élections sur quelle base ? L’ancien code électoral ou le nouveau ? La constitution de 2014 ou de 2022 ? Qui sont les candidats potentiels ? Que ferait-on des partis ? Doit-on exclure Ennahdha et les islamistes radicaux, premiers responsables de ce que l’on vit actuellement ?
L’ancien code électoral et l’ancienne constitution ont montré leurs limites et ne peuvent plus être utilisés à de prochaines échéances électorales. Ils ont été créés sur mesure par les islamistes pour servir leur cause.
Le nouveau code électoral et la nouvelle constitution ne reflètent aucunement la volonté du peuple. Ils ont été créés par un seul individu qui a mis, noir sur blanc, ses fantasmes d’enseignant universitaire médiocre.
Face à l’absence flagrante d’une alternative crédible sur la scène politique nationale, il est fort à parier que Kaïs Saïed rempile de nouveau si on organise une présidentielle maintenant.
Non, la solution d’une démission du président et l’organisation immédiate d’élections n’est pas rationnelle. Elle soulève plus de questions que de réponses. Les Tunisiens rejettent aussi bien le régime d’avant 25-Juillet que celui d’après.
La forte abstention du 17-Décembre est un message politique très fort. Il n’est pas envoyé à Kaïs Saïed uniquement, il est envoyé à l’ensemble de la classe politique.
La solution, ce n’est pas aux médias, aux chroniqueurs et aux éditorialistes de la donner, c’est aux acteurs politiques. C’est à eux et uniquement à eux de trouver une solution à la crise.
La crise politique est quelque chose de classique dans les pays démocratiques. Rien qu’en 2022, on l’a vue en Italie, en Israël, au Royaume-Uni et au Pérou.
Pour résoudre la crise, il faut que le président de la République agisse comme dans ces pays en étant au-dessus de la mêlée comme force fédératrice.
Kaïs Saïed a dévié de son rôle le 25 juillet 2021 en choisissant de devenir acteur. Pire, il est devenu acteur-despote qui refuse tout discours contradictoire. Les seuls qu’il écoute sont ses flagorneurs, ses béni-oui-oui et ses obligés type Bouasker et Bouderbala.
Pour sortir de la crise actuelle, il faut d’abord et avant tout qu’il prenne conscience de la claque donnée par huit millions de personnes qui ont lui retiré le peu qui lui reste de sa légitimité.
Il doit jeter à la poubelle ses idées moyenâgeuses, sa complotite et ses fantasmes et accepter le fait que la Tunisie n’est pas sa ferme privée.
Il doit s’ouvrir à ce peuple tunisien composé de riches et de pauvres, de nationalistes arabes et d’islamistes, de modernistes et de conservateurs, de monothéistes et d’athées, d’hétéros et de LGBTQ+, de droite et de gauche, d’anti et de pro sionistes, de binationaux et de ceux qui n’ont nulle part où aller.
Une fois sorti de son isolement et de son entêtement, il doit accepter de recevoir et d’écouter les partis, les organisations nationales, les médias et les ONG, y compris ses adversaires, surtout ses adversaires.
Ce sont ces différents acteurs socio-politiques qui, réunis séparément puis ensemble par le président de la République, finiront par trouver une sortie de crise.
Personne ne doit proposer et imposer sa propre vision au peuple, car personne ne représente à lui seul le peuple.
Partant de cette vérité absolue, la sortie de crise aboutira à un débat national inclusif dont l’issue est un régime politique, une constitution et un code électoral adaptés à la nature de la société tunisienne de 2022, telle que décrite plus haut. Une fois tout cela mis en place, il démissionne et organise tout de suite des législatives et une présidentielle. Son départ immédiat est très risqué au vu de l’incertitude que cela créera et vu que personne n’a de légitimité pour occuper le poste, même pour un délai limité.
C’est ainsi et uniquement ainsi qu’agissent les présidents des pays développés quand ils sont en crise.
Après cette grosse claque du 17 décembre 2022, Kaïs Saïed deviendra-t-il sensé et agira-t-il comme ses pairs du monde entier ? Le doute est permis.